Le Jeune homme et la Coccinelle
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Le jeune homme, solaires au front, dilate rageusement les narines, et enfonce ses mains dans les poches de son bermuda. Dans son dos, la carrosserie brûlante de la Coccinelle. Au-delà : les vibrations du port de Split. Un mètre le sépare des deux policiers, dont l’un brandit un procès-verbal.
De longues secondes, le bronzé jeune-homme pince le tissu de ses poches entre pouce et index, puis d’un geste sec, les retourne. Des piécettes roulent sur le pavé. Des paras, que du sourcil il interdit à son coéquipier de ramasser.
Déjà presque six semaines que Jacques et Paul sont en vadrouille. Déjà presque six semaines que la Volkswagen jaune leur tient lieu de maison. Camping sauvage et bouzouki, corned-beef et minarets, ils achèvent le road movie méditerranéen, que tout étudiant ayant lu Nicolas Bouvier, rêve de faire en 1973. Pour Paul, l’apprenti-historien fan de Guides bleus et de refrains populaires, l’affaire a commencé par la lecture d’une petite annonce dans le couloir de la fac : Dispose voiture. Cherche garçon avec permis pour explorer Yougoslavie, Grèce, Turquie. Frais partagés. Départ 10 juillet. Jacques. 02.40.74.52.
Sur les autoroutes italiennes, ils se sont moqués des Fiat 500, capots levés moteurs fumants. À Thessaloniki, au pied de la tour Blanche, ils ont joué les mômes sur un manège à manivelle.
Ils se sont roulés dans les vagues de la Chalcidique, et à Istamboul, éberlués, ils ont vu les charrettes à cheval bloquer les automobiles. En dix mille bornes, jamais la Coccinelle citron n’a fait défaut : zéro huile, zéro pneu crevé, zéro vitre fendue. Si bien qu’au lever du jour, Paul reconnaissant, lui a dessiné un cœur dans la poussière du toit.
Hier encore, entre nids de poule et camions tonitruants, ils slalomaient en admirant la côte dalmate. Une côte si blanche et si dentelée, que parfois comme à Dubrovnik, elle se confond avec la mer.
Et tout à l’heure, tandis que Paul s’offrait avec ses derniers dinars un poster de Lackovic, Jacques achetait un foulard brodé de fleurs chamarrées avec les siens. Un souvenir qu’il devait bien à sa mère pour la voiture.
Bah ! la VW il ne l’avait pas piquée. Il avait juste assez insisté pour qu’elle ne puisse refuser. Il faut dire qu’à l’idée d’emmener sa copine en vacances, il était motivé… Très motivé. Mais la fille l’avait lâché. Et il avait dû se consoler avec le soleil, la mer, la bière bon marché...
… Et Paul.
Vers 10 h donc, le plein d’essence et de sandwiches fait, Trieste et la frontière en points de mire, les garçons se sont garés au port pour visiter l’antique palais de Dioclétien. Mal garés à en croire le flic qui vient de dresser procès-verbal. Et inutile d’entendre le croate pour comprendre qu’il faut payer. L’ennui c’est qu’ils n’ont plus un rond.
- Merde ! dit Jacques. Merde !
Il fulmine d’autant, qu’alentour, aucun panneau n’indique « stationnement interdit », et que sauf la leur, toutes les plaques d’immatriculation sont yougoslaves.
Paul, lui, pâlit. Et s’il pâlit, c’est qu’il flippe. Certes, il lui arrive de fredonner en boucle « Capri, c'est fini », mais l’histoire des Balkans n’a aucun secret pour lui. Et c’est pour ça qu’il flippe.
Le maréchal Tito règne depuis 1946 sur la République fédérative socialiste. Eux sont des « capitalistes », et leurs chances d’avoir gain de cause lui semblent nulles. Persuadé qu’il faut faire profil bas, il tente :
- Sorry… french students…
Mais au même moment, s’adossant à la Coccinelle, Jacques retourne ses poches. Des poches violemment vides. Exagérément vides.
À leur tour les policiers paraissent interloqués. Le plus jeune serre nerveusement sa matraque. D’un mot, le chef l’apaise. Et extrayant d’une sacoche, un billet où deux travailleurs tendent fièrement le cou vers l’avenir, il l’agite sous le nez des Français.
Cinquante dinars… Putain ! Ils veulent nous taxer cent cinquante balles, calcule Paul. La cagnotte pour ce soir à Trieste.
- On leur file le traveller ? murmure-t-il.
- Tais-toi ! fait Jacques en secouant de plus belle les coutures de ses poches.
L’hésitation n’est pas passée inaperçue. Le policier-chef, de l’index, désigne Paul. Lequel hausse les épaules et ouvre grand les mains.
- Passports ! aboie le représentant de l’ordre.
Avec une lenteur étudiée, le flic jauge les tailles et compare les visages aux photos noir et blanc. Jacques, joues rondes et boucles retenues par un catogan, ressemble à Jacques. Paul, cheveux bruns trop courts, sans signes particuliers, ressemble à Paul. Puis l’homme commente pour son subordonné les innombrables tampons de la frontière turque. Enfin, il fait mine de confisquer les précieux documents.
Une bouffée de rancune submerge Jacques. Pourri d’un bout à l’autre ce trip ! En lieu et place d’une chouette nana : une grosse tête qui carbure aux rengaines. Et pour finir… un racket officiel ! Mais la bouche muette de Paul supplie : « Fais gaffe ! » et les neuf lettres de : « dictature » se mettent à clignoter sur les remparts.
Par chance, ça flotte aussi dans le camp adverse.
- On les embarque ? demande l’adjoint.
- Et on en ferait quoi ? rétorque le chef.
Lui d’expérience, sait : le cash, c’est du ni vu ni connu. Le poste, c’est une autre musique. Pour peu que ces p’tits cons aient des parents communistes, ce serait vite : consulat, avocats… le bazar quoi !
Le campanile de la cathédrale Saint-Domnius sonne 2 h. Un goéland piailleur et moqueur laisse tomber sa fiente sur le capot de la Volkswagen, qui d’indignation, s’ébroue.
C’est alors… c’est alors que sur le boulevard qui sépare la mer des voitures, déboule un chien Husky. Un Husky au galop qui tire une fille sur patins à roulettes. Une fille : mini-jupe rouge, décolleté noir, bijoux d’argent tintinnabulant. Une comète aussi authentique qu’improbable, qui crie « Help ! » en les bousculant.
Dans le halo miraculeux les quatre hommes, mi-éblouis, mi-ahuris, se voient pour la première fois. Synchrones, les policiers s’épongent le crâne. Synchrones, les étudiants se massent les cervicales.
- Grrr… On va rater la cantine, maugrée le chef en direction de l’adjoint.
Et d’un geste, il signifie aux étrangers : circulez !
Paul et Jacques s’engouffrent dans la Coccinelle qui bondit sans demander son reste.
Pendant que sur la pointe des pieds, son supérieur continue de humer le sillage de la fille, le subordonné lorgne les piécettes au sol. N’y tenant plus il se baisse et les glisse dans sa poche. Le chef, sans quitter la pose, ouvre la main et dit : « donne ! »