Verte sera la Chine
Danielle Ferré
Librinova
2021
Extrait p.7 à p. 10 

Prologue
Lundi 11 décembre. Shanghai

    Au 16 e étage de la tour Jinmao, les neurones cliquètent à bruit bas. D’ici peu, la municipalité rendra publique sa décision. Une décision qui ne fait aucun doute pour les quatre hommes aux larges cravates de soie naturelle, en train de déguster lentement du thé rouge. 
   Pour ces hommes, le coup sera formidable. En plein cœur de Shanghai, ils construiront une « ville ». Une ville commerciale, plus luxueuse que le New World Daimaru, plus créative que la Joy City : une Ville-Orchidée. 
   Leur ville à énergie positive sera digitale et inspirante. On s’y propulsera en drone, de pétale en pétale. On y roulera en vélo magnétique. On y respirera des herbes parfumées. On s’y régalera dans des food courts révolutionnaires. De modernes cabinets de curiosité offriront dans un désordre goûté : objets connectés, livres, remèdes créatifs, spas, gadgets high-tech, antiquités, salons de méditation, haute couture envoûtante et bonbons personnalisés. Des cabinets de curiosité qui de toute la terre, attireront des foules intriguées et argentées. Des cabinets insolites pour l’élite mondiale des petits et des grands, où l’on pourra apprendre, se divertir, et consommer. Consommer, consommer, surtout consommer ! Car la consommation n’est-elle pas la clé de l’avenir, la clé du bonheur du peuple, la clé de l’Histoire ? 
   Les expropriations ? Réglé ! Comme d’habitude, les habitants seront relogés en banlieue et se tairont. D’ailleurs de quoi se plaindraient-ils ? Une salle de bain, de vraies fenêtres, à trente kilomètres du centre, et à deux pas du métro, ce n’est pas rien. Ce n’est pas rien pour qui vivote depuis l’enfance dans une bicoque. 
   De quoi se plaindraient-ils ? Et surtout à qui ? Le responsable de l’urbanisme de la ville de Shanghai, M. Kong Tian en personne, vient à titre officieux de donner son feu vert. À titre officieux certes, mais vu sa position et ses relations à la capitale… 
   Coupant méticuleusement le bout des cigares qu’ils ont extraits d’une luxueuse boîte en cèdre, les quatre promoteurs soupirent satisfaits. Ils peuvent commander les grues.

    Au même moment, au sélect Grand Café du 54 e étage, trois étudiantes en urbanisme bruissent d’idées joyeuses autour d’un thé vert légèrement fleuri.   
   Elles se trouvent chanceuses, pour leur dernière année d’études, d’avoir été sélectionnées pour représenter leur École au concours : « Transformez un quartier vétuste d’une grande ville chinoise en écoquartier ». Un prestigieux concours ouvert à tous les instituts d’urbanisme du pays.
   Elles se trouvent chanceuses, et viennent d’arrêter leur choix sur un quartier populaire, insalubre et promis à une rapide démolition.
   Évidemment, leur projet restera virtuel puisqu’un magnifique shopping mall, où elles ont hâte de faire leurs emplettes, va être édifié à cet emplacement. Une Ville-Orchidée agencée selon un concept inédit, qui sollicite les cinq sens, et qui contribuera à faire rayonner un peu plus leur chère Shanghai. 
   Avant que les engins de chantier n’entrent en action, elles vont arpenter le quartier, le photographier, le redessiner. Le redessiner, pour un concours qu’elles ont la ferme intention de gagner. 
   Voies piétonnières, pistes cyclables, tout-à-l’égout, places arborées, façades ravalées, jeux pour bambins, leur écoquartier sera « idéal S’entretenir avec les habitants ? Bien inutile ! Elles ont une excellente professeure. Et puis les autochtones : des pauvres, forcément contents de s’en aller. Franchement ! Qui, à l’heure d’internet, regretterait de fouler son linge pour le laver ? 

*

  Au 48e étage de la même tour Jinmao, un homme assis sur une austère chaise de bureau, ôte pensivement le fin dragon de jade qui retient ses épais cheveux blonds. Il ne pratique pas le tai-chi, mais il est fier de son corps. Cette harmonie, il la mérite, comme il mérite sa vie. Jusqu’ici, à lui le petit Français de famille modeste, tout a si bien réussi : la bonne école de commerce, le bon Bachelor in Business Administration, les bons stages à Pudong, et même le bon patron chinois. Certes, sa prononciation du mandarin ne fait pas illusion, mais c’est affaire de temps. 
  À l’instar des taïpans du XIXe siècle, il est venu à Shanghai pour s’enrichir, et il s’enrichit. Peuvent en témoigner les nombreux amis qui ont célébré au Café des Stagiaires son vingt-troisième anniversaire. 

En témoignent aussi, le petit Bouddha de la dynastie Qing qu’il a « invité » à s’installer sur son bureau et la coupe de fine porcelaine où baigne un curieux lotus bleu. 
   Et ces précieuses pièces de collection ne sont qu’un début. 
   Sauf que là, c’est l’impasse. 
Une impasse en forme de SMS de sa petite amie étudiante : « Tu sais le concours Ecoquartier, c’est super ! Pour Shanghai, c’est moi qui ai été désignée avec Mei et Xia. On prend comme terrain le quartier délabré que tu aimes tant. Perso, je trouve qu’il ferait un chouette écoquartier, mais ça ne risque pas d’arriver. C’est là qu’ils vont bâtir la fa-meu-se Ville-Orchidée… » 
   Que l’on érige un énième temple à la consommation à Shanghai, le beau jeune homme s’en contrefiche, mais pas là ! Si les bulldozers font table rase d’un « certain endroit », un trésor inestimable à ses yeux disparaîtra à jamais. Un trésor i-nes-ti-ma-ble. 
Il s’approche de l’immense baie vitrée, et une nouvelle fois se réjouit de voir le Décapsuleur, la Tour Perle d’Orient, la Shanghai Tower, brûler le ciel noir. Il s’en réjouit, car contrairement aux taïpans ruinés au jeu, l’idée de mettre fin à ses jours ne fait pas partie de ses projets. 
   Pourtant il est sans illusion : pour s’opposer aux puissants bétonneurs de la Ville-Orchidée, il ne faut rien attendre des autorités qui auront leur part du gâteau. Ni évidemment de la gentille utopie sans lendemain de Lian et de ses copines. Et encore moins d’une résistance quelconque de la population : des besogneux, trop heureux de troquer dénuement à l’horizontale contre confort à la verticale. 

*

Aux pieds du Bouddha vibre son iPhone. 
Une queue-de-cheval s’affiche. 
Une queue-de-cheval blonde et un visage espiègle. 
Prêt comme si souvent à les effacer, il se rappelle qu’autrefois ce visage l’a sorti de plusieurs vilaines situations. Autrefois. 
Dans une autre vie. Et si « écoquartier »… et si elle… et si à elle « écoquartier », ça lui parlait ? 
Un sourire similaire à celui de la statuette étire ses lèvres. 
D’une main, il se verse une tasse de thé blanc. De l’autre, il accepte la communication.